" YOU AND I "
J'ai découvert la musique de Jeff Buckley il y a seulement un an , cette merveilleuse révélation étant assombrie par le fait que Jeff n'était plus parmi nous depuis plusieurs années , et j'ai pris conscience que ce qu'il nous avait laissé était restreint , donc précieux .
J'ai aussi réalisé que , même si son nom n'évoque pas grand-chose à la plupart des gens , il y a dans le monde entier un certain nombre d' inconditionnels , qui partagent pour l'artiste et l'homme le même respect , la même admiration et la même tendresse .
J'ai voulu créer ce blog pour lui rendre hommage , pour le faire mieux connaître, ceux qui viendront à son univers ne le regretteront pas.
Pour faciliter les choses à ceux qui ne maîtrisent pas totalement la langue de Woody Allen , une partie de ce blog sera consacrée à des traductions de chansons , mais aussi d'articles et surtout d'interviews , car Jeff avait beaucoup de belles choses à dire et les disaient fort bien , j'essaierai de ne pas trahir sa pensée .
« LIFE IS A TOTAL CHAOS »

Quand Jeff vient au monde le 17 novembre 1966 dans la banlieue de Los Angeles, ça n'est pas sous les meilleurs auspices . Ses parents sont très jeunes , déja séparés , et son père Tim Buckley -future icône californienne des années 60- a d'autres aspirations que de jouer au papa modèle : 2 jours après la naissance de son fils , il sort son premier disque . Il a déjà renoncé à son rôle de père pour vivre des aventures qui excluent son enfant et sa femme Mary , qui élèvera Jeff comme elle pourra , au milieu des nombreux déménagements , et difficultés financières . Musicienne à la formation classique , elle reconnaît vite les dispositions du petit Jeff pour la musique et fera tout pour l'encourager .
Après une enfance instable marquée par la mort en 1975 du père qu'il n'avait rencontré qu'une fois , puis une adolescence solitaire , il part étudier au Guitar Institute de Los Angeles où il affirme sa vocation . A 18 ans , c'est un garçon lunaire , pas très bien dans sa peau , un peu sauvage . La seule chose dont il est sûr , c'est qu'il sera musicien . Une fois son diplôme en poche , il s'aperçoit que ça n'est pas si facile , végète dans des petits groupes , travaille à droite à gauche pour survivre , déprime car rien ne se passe ; jusqu'en avril 1991 ou , par une ironie du destin , le coup de pouce lui viendra de son père décédé depuis 15 ans : on lui demande de participer à New-York à un concert hommage, ce qu'il accepte avec des sentiments mêlés. "D'abord , je n'ai pas voulu y aller . Quand mon père est mort , je n'ai pas été invité à son enterrement , et cela m'a toujours blessé. J'ai pensé que si j'acceptais , chantais , et lui rendais hommage, j'en aurai fini avec ça . Je ne voulais pas figurer sur l'affiche .C'était quelque chose de très personnel" . Les rencontres qu'il fait à cette occasion l'incitent à quitter définitivement la Californie début 1992 pour s'installer à New-York où tout va très rapidement s'enchainer : Il commence à jouer dans des cafés du Lower East Side , son quartier de prédilection , au début devant 20 personnes qui l'écoutent à peine , puis devant un public grandissant , épaté par sa voix , son charisme et son originalité, enfin devant les pontes des maisons de disque qui vont bientôt se battre pour signer le jeune homme si prometteur .
Fin 92 , il choisit Sony sous le label Colombia , il n'a plus qu'à trouver des musiciens pour finaliser l'enregistrement d'un premier album. Mick Grondhal à la basse et Matt Johnson à la batterie le rejoignent , suivis plus tard par Michael Tighe à la deuxième guitare .
Une fois le groupe constitué , l'album « Grace » est enregistré et sort le 23 août 1994 . Applaudi par la critique , l'album reste pourtant confidentiel , aucun tube n'envahit les ondes , les ventes restent modestes , ce qui ne pose aucun problème à Jeff qui n'a jamais voulu être un produit commercial et préfère jouer dans des petites salles devant un public limité , mais passionné . Depuis janvier 1994 , Jeff est en sur les routes , d'abord seul , puis avec son groupe , et ne fera plus que ça pendant 2 ans . Ca ne lui ressemble pas de faire les choses à moitié, alors , il se donne à fond à chaque concert , dans chaque ville , de Londres à Sidney en passant par Tokyo ou Paris . Lorsque la tournée se termine début 96 et qu'il peut enfin poser ses valises , il est épuisé physiquement et moralement, déboussolé , en panne d'inspiration pour le second album qu'on lui réclame à grands cris. "J'aime être en tournée . C'est juste que maintenant , j'ai vraiment besoin de me reposer et d'essayer de me rappeler qui je suis vraiment".
Il ne va pas bien à cette époque , se disperse comme pour s'étourdir , fait des tentatives de composition et d'enregistrement qui ne lui plaisent pas , doute de tout et se démoralise . En février 1997 , il part pour Memphis , toujours pour tenter de donner le jour à ce fichu deuxième album ; un autre échec , mais il semble décidé à se reprendre en main : il reste seul à Memphis où il retrouve le calme après la folie des tournées et le tumulte de sa vie new-yorkaise . Il compose , s'enregistre sur un 4-pistes , déborde à nouveau d'idées et de projets. Fin mai , il est prêt à faire venir ses musiciens , certain que cette fois-ci sera la bonne . Le 29 , la veille du jour ou l'enregistrement doit commencer , Jeff, qui se balade avec un copain au bord de la Wolf River , affluent du Mississipi , décide soudain d'aller nager , impulsif comme à son habitude , il ne prend pas la peine d'enlever ses vêtements et ses lourdes chaussures . Malheureusement , on connait la suite : le courant , le passage d'un bateau , le poids des chaussures imbibées d'eau ... Il ne réapparaît pas .
Une mort qui peut sembler étrange , absurde . Mais on ne comprend pas toujours les poètes , ni ce qui peut se passer dans leur tête à certains moments, et Jeff Buckley mettait de la poésie non seulement dans son art , mais aussi dans son discours et ses actes En dépit des médisances , il est prouvé qu'il n'avait pris ni drogues ni alcool avant sa noyade , il était heureux et optimiste . Un accident stupide comme il en arrive tous les jours , qui nous a privé d'un personnage sublime , aussi doué qu'attachant ...
« GRACE IS WHAT MATTERS »

Grace est le seul album studio de Jeff et c'est un chef-d'oeuvre . Mais attention , ce bijou se mérite . Il faut faire abstraction de ses repères , de ses à-prioris , du besoin qu'on a tous de coller des étiquettes . A la première écoute , on est déconcerté , on a l'impression qu'il veut nous emmener avec lui dans son monde tourmenté , hors du temps , des normes .
Ce disque aurait pu sortir dans les années 70 , comme en 2010 . Il est inclassable , éclectique , dérangeant et envoutant. Les influences sont multiples, les textes déchirants . Mojo Pin et Dream Brother alternent sonorités orientales et envolées à la Led Zeppelin . Les deux morceaux nous parlent du manque . Vide amoureux pour le premier , douleur de l'absence que l'on est prêt à apaiser par tous les moyens , même illusoires . Manque du père dans le deuxième , sans lequel on comprend qu'il a été si difficile de grandir .
Arrangements sophistiqués dans Last Goodbye , le même thème , celui de la rupture , que Lover you should have come over , une jolie balade triste introduite par quelques notes émouvantes d'orgue , comme pour préfigurer les funérailles d'un amour qu'on n'a pas su garder .
Dans le bizarre So real , il nous raconte un rêve , et le rageur Eternal Life épingle la bêtise humaine , le racisme , et pourtant redit l'espoir en l'humanité et l'amour du prochain .
Les reprises enfin , Jeff n'a pas de scrupules à s'approprier le répertoire des grands , et comme il a raison ! Corpus Christi Carol , de Benjamin Britten , Lilac Wine de Nina Simone , Hallelujah de Léonard Cohen , autant d'hommages à ceux qu'il admire , il apporte sa touche personnelle , ne dénature pas les chansons mais leur imprime sa marque , une émotivité et une fragilité totalement assumées .
Enfin , le titre Grace . J'avoue que c'est ma préférée , la chanson à l'origine de mon coup de foudre . C'est une chanson d'une incroyable subtilité , un crescendo , une montée en puissance , la guitare , la voix , tout se mêle jusqu'au final si intense qu'on retient son souffle . Sur scène , c'est la chanson qu'il interprétait le mieux , parce qu'il y avait beaucoup de lui , de sa vulnérabilité et de sa force . On pourrait penser à la première lecture que c'est une chanson sombre , sur la tentation de la mort . Jeff en a plusieurs fois donné une toute autre explication : pour lui , c'est une célèbration de la force de l'amour , qui donne toutes les audaces , parce qu'on a plus peur de rien , même pas de la mort . Il a écrit ce texte au moment où il s'apprêtait à quitter sa Californie natale pour New-York , parce qu'une femme qui l'aimait l'y attendait.
J'aurais peut-être du commencer par la voix , car c'est ce qu'on remarque en premier . Une voix qui couvrait 5 octaves , ce qui n'est sans doute pas le plus important . Beaucoup de chansons se terminent sur un cri , mais ça n'est pas pour la performance vocale . Dans ces cris qui nous laissent bouleversés , il y à toute la gamme des émotions humaines: la colère , la douleur , la frustration , mais aussi le bonheur d'être en vie , la jouissance d'aimer . Jeff ne fait pas semblant , il ne tombe jamais dans la facilité , sa voix est un don du ciel et il pourrait l'utiliser telle quelle , comme un instrument mélodieux . Or , il considérait que la voix était le reflet de l'âme et il exprimait par sa façon de chanter ce qu'il y avait en lui . "Les mots sont vraiment beaux , mais ils sont limités . Les mots sont très masculins , très structurés. . Mais la voix vient du néant , de l'obscurité , là où il n'y a rien à quoi se raccrocher . La voix vient d'une partie de l'être qui sait et exprime , sinon ce sont juste des mots ." Sur scène , il paraît n'avoir aucune limite , jamais peur d'aller trop loin . Il ne calcule rien , habité par ses chansons , il chante , donc il est .
Depuis sa sortie il y a 15 ans , Grace fait régulièrement des nouveaux adeptes , on a souvent parlé de perfection à son sujet . En tous cas , c'est un album d'une authenticité incontestable , comme s'il nous avait dit « voilà , c'est comme ça que je suis , je ne cherche pas à plaire ou à être à la mode , c'est à prendre ou à laisser . »
Biographie de Jeff BUCKLEY