
J'ai traduit quelques extraits d'une longue interview accordée au magazine Rockin'on en novembre 94. Avec sa franchise habituelle, mais aussi une certaine retenue, Jeff nous parle de ses sources d'inspiration, de son caractère solitaire, et surtout de sa peur d'être broyé par le succès, d'être consumé par sa passion pour la musique. A peine 4 mois après la sortie de Grace, il était parfaitement lucide à propos des pièges dans lesquels il est facile de tomber. Il parle du morceau Kanga-roo, chanson qui terminait tous ses shows, et à laquelle il donnait toujours une forme et une durée différente (32 minutes au Garage de Londres!). Sa façon d'interpréter ce morceau était toujours étonnante, parfois d'une intensité éprouvante, d'une exaltation presque inquiétante, ce qui lui valait régulièrement les foudres de Sony qui pensait que ça nuisait à son image. Malgré les pressions (et l'incompréhension de certains journalistes!), il a tenu bon et à continué à le jouer à chaque concert, il lui arrivait même de le dédier ironiquement à sa maison de disques.
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Interviewer - Si vous deveniez une importante rockstar et que vous jouiez dans des stades ou ce genre d'endroit, est-ce que votre musique y perdrait quelque chose ?
Jeff – Non. Premièrement, je ne jouerai jamais dans des stades, et deuxièmement, l'artiste conceptuel en moi verrait le stade et se dirait : qu'est-ce je pourrai bien jouer de subtil et de nuancé dans un endroit pareil, et assurer quand même, et tenir un stade entier ? Bien sûr, ce serait un défi, mais je n'aime pas les concerts dans des stades car ce qui se passe sur scène est si énorme que les gens prennent ça pour acquis. Au milieu d'une chanson qu'ils ne comprennent pas, ils se lèvent pour acheter un programme ou un hot dog , une bière ou n'importe quoi. Ca n'est plus une expérience musicale, Ca devient juste un lieu d'échanges, un évènement. Je ne supporterai pas ça , ça serait trop triste.
I – Vous êtes très exigeant avec votre public, vous voulez vraiment qu'ils..
J – Oh non , pas du tout, je ne suis pas exigeant, ils font ce qu'ils veulent, mais c'est juste que ...
I – Vous pensez que ce genre atmosphère ne permettrait pas un concert correct.
J – Oui, c'est ça. A moins d'être Paul Mc Cartney et d'envoyer « Live and let die » dans un stade avec (rires) des feux d'artifice, et des écrans géants, et un incroyable light show, avec un groupe qui connait les chansons, et ça ressemblerait à une version démesurée , j'ai déjà vu ça. Ou si vous jouez « Hey Jude » ou une chanson qu'on connait depuis longtemps, qu'on a tellement entendue. Mais une musique qu'on ne connait pas encore, ça demande de l'attention. Mais je ne demande pas aux gens de s'assoir et de ne plus bouger. Peut-être que vous venez au concert pour parler à un ami que vous n'avez pas vu depuis 16 ans, ou pour draguer une fille, je n'ai rien contre ça, c'est drôle.
I – Que pensez-vous de vos prestations scéniques ? Etes-vous en progrès ?
J – Oh oui, de jour en jour. Mais certains soirs , ça arrive que ce soit un ratage complet.
I – En fait, la seule chose négative que j'ai vue sur vous était la critique d'un concert . Elle disait que jusqu'à la fin c'était magnifique, jusqu'à ce que vous jouiez la version complète de Kanga-Roo , que le critique a détestée. Est-ce que vous le faites encore ?
J – Ou était-ce ? A Londres, au Garage ?
I – Je crois que c'était dans « New Musical Express »
J – Je peux dire quelque chose ? Je ne veux pas avoir l'air de me vanter, mais chaque personne que je voyais devant moi au début du concert (et je suis conscient de mon public) était encore là à la fin. Et il y avait un silence complet quand nous avons joué Kanga-Roo.
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I – En ce qui concerne vos textes, sont ils liés à la réalité , ou sont ils imaginaires?
J – C'est ma vie. Ma vie alimente ma poésie , et donc mes textes.
I – Vous parlez donc de votre vie ?
J – Bien sûr , sinon je serais incapable d'y mettre du sang, de la vie. Même les choses qui sont... Oh , c'est un équilibre étrange entre... Ca n'est pas vraiment autobiographique, je les écris pour qu'ils puissent exister dans différentes parties de la vie, ils sont ouverts, ni spécifiquement masculins ou féminins, ou liés à une identité. C'est simplement spécifique d'une expérience , c'est tout.
I – Les gens peuvent donc les comprendre comme ils veulent.
J – Bien sûr, ils le peuvent.
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I – Comparé à d'autres personnes de votre génération, pensez-vous avoir été élevé dans un environnement particulier, ou votre histoire est elle banale?
J – Je suis aussi banal que n'importe qui sur terre.
I – Vous dites que vous vous voyez comme un étranger , même un marginal
J – Eh bien , ça a été comme ça la plus grande partie de ma vie
I – Est-ce à cause des circonstances ou de votre personnalité?
J – Les deux. Ma pesonnalité réagit aux circonstances. Vous voulez dire que je suis né étranger ? En fait, je suis né ... bizarre. Mais le fait d'être... d'avoir souvent déménagé dans mon enfance, j'ai deux niveaux différents . Quand vous changez tout le temps d'endroit, vous apprenez à vous accrocher dès que vous trouvez quelque chose que vous aimez , vous êtes en quelque sorte réceptif à vos émotions et vous vous faites des amis plus facilement, sans les complications . Mais de la même façon, vous devez quitter les gens brutalement parce que vous devez partir soudainement. Cela vous construit une sorte d'armure , ça construit aussi une sorte de tristesse, et une réticence à s'engager.
I – Pourtant, vous n'êtes pas vraiment un solitaire.
J – Si.
I – Vraiment ? Souvent les artistes ont l'impression de mieux commmuniquer à travers la scène, ou leur musique, que dans une relation personnelle.
J – Non, je suis un vrai solitaire, mais j'aime les gens.
I – Est-ce que vous vous connectez mieux aux gens en tant qu'artiste, plutôt que...
J – Non, je me connecte aux gens plus directement en tant qu'artiste , mais je me connecte plus durablement en tant qu'être humain. Je suis plus éloquent dans la musique, mais je n'utilise pas la musique pour parler aux gens. Je n'utilise pas la musique pour parler à ma petite amie, j'utilise mon coeur. Chaque fois, je laisse parler mon coeur. C'est pareil, ça vient de la même source, mais les moyens sont différents.
I – Etre un artiste enrichit donc votre vie, ça vous amène à plus de gens, mais vous ne comptez pas dessus pour communiquer ?
J – Je compte sur ça. En fait, je compte sur ça pour m'exprimer, pour extérioriser l'existence. C'est quelque chose d'inexprimable qui devient réel, qui n'existe pas dans un langage normal. Mais je ne peux pas avoir l'un sans l'autre. Parce que j'ai une passion pour les deux. J'ai une passion débordante pour les deux. Et c'est une énergie étrange. Quelquefois, je cours vers ça aussi vite que je m'en éloigne, avec un pouvoir égal. Je suis vraiment tordu (rire)
I – De quoi devriez-vous vous éloigner ?
J – Quelquefois j'ai l'impression que... je ne peux pas gagner, mais je dois garder ma force.
I – Ce qui veut dire ?
J – Ce qui veut dire avec les gens, ou avec la musique.
I – Vous dites que vous ne pouvez pas gagner. Est-ce vous sentez des limites en tant qu'artiste?
J – Je sens la peur de la chute dans un fossé sans fond , de la façon dont les choses devraient être réalisées. Je sens que je pourrais disparaitre. La peur est là.
I – Disparaître, vous voulez dire perdre votre créativité?
J – Non. Perdre complètement mon identité, au nom de la musique. Car je pourrais être consumé par elle. Totalement. Je pourrais devenir un singe savant qui se contente de jouer. Je pourrais devenir un phénomène de foire. J'ai peur de ça.
I – Un juke-box humain?
J – Juste un phénomène qui ne peut plus s'exprimer que comme ça. C'est ce que je ne veux pas. Je veux être capable de parler de livres, de films, de sentiments.
I – Et pour ça, je suppose que vous devez de temps à autre prendre vos distances par rapport à la musique.
J – Quelquefois. Mais c'est toujours... Je n'y arrive pas, j'y retombe. C'est comme dans certains couples d'amoureux, ils sont si passionnés l'un par l'autre, mais sont aussi un poison l'un pour l'autre... La seule fois où je me suis vraiment détaché de la musique, c'était pendant une terrible dépression, rien ne m'intéressait, je n'ai même plus chanté pendant des années. Mais c'est trop personnel. (murmure) Question suivante.
I – Pensez-vous que vous pourriez prendre un autre congé sabbatique loin de la musique pour...
J – Je n'ai pas de plan, mais si j'en ai besoin, je le ferai. Non, je veux dire, la musique m'accompagne tout le temps. J'avais la musique avant les maisons de disque. J'ai toujours eu la musique. Je n'ai pas besoin de l'industrie du disque pour ça. Mais c'est bien qu'elle existe, et me permette de faire des tournées et des disques. C'est génial.
I – Je dirais que Grace est probablement le meilleur album de l'année.
J – Aww...
I – Et une des choses qui me frappe le plus, Jeff, c'est que les meilleures chansons en sont les vôtres. Etes-vous prolifique? Avez vous d'autres compositions?
J – J'en ai, mais je voulais inclure d'autres choses. C'est un témoignage, Grace, un talisman de mon passé. Je voulais juste le faire, puis le laisser reposer pour pouvoir continuer. Mais le prochain album sera plus moi.
I – Est-ce qu'il y a eu beaucoup de matériel enregistré qui a été laissé de côté?
J – Il y a seulement une chanson et je ne l'aimais pas. Je veux la retravailler.
I – Est-ce que le matériel pour le prochain album est prêt?
J – Pas vraiment, car je manque de temps. Mais c'est là, en moi. Il me faut du temps et de l'espace pour en faire quelque chose. Je dois me battre pour avoir du temps libre.
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